Bouillante passion
L’acériculture peut sembler à cheval entre deux mondes : d’un côté la tradition et la petite cabane en bois, et de l’autre, les technologies de pointe et les grands centres de bouillage. Ces deux pôles semblent en opposition. Pour certains, le monde acéricole est en train de s’industrialiser au point d’en arriver à oublier ses origines. On redoute la disparition d’un goût qui serait propre aux chaudières et on craint de voir passer au folklore les fêtes familiales et les heures passées en bonne compagnie devant une bouilleuse au bois dont les sons et les odeurs sont si caractéristiques.
Lors des Journées acéricoles du MAPAQ en 2019, un collègue sucrier m’a confié sa crainte concernant cette opposition entre la tradition et la modernité : « Dans pas long, ça va être comme pour le lait, un camion va passer pour ramasser l’eau ou le concentré chez les producteurs et tout sera bouilli dans de grands centres, terminé la cabane traditionnelle… ». Pour mon collègue, c’était difficile d’imaginer que l’on puisse en venir à ne faire que la récolte de l’eau, sans la bouillir, sans aller jusqu’au bout du processus qu’il apprécie tant lui-même depuis sa jeunesse où il a été initié par son père.
Un monde qui bouge
Quatre ans plus tard, je réalise en discutant avec les gens de l’industrie que jamais on n’a vendu autant de petits évaporateurs. Effet de la pandémie ou reprise de contact avec la tradition? Sûrement qu’un ensemble de facteurs nous amène là. Des projets de micro-érablières de 30, 50 ou 100 entailles, il en pousse donc beaucoup, c’est même une forte tendance. Et cela permet à un nombre grandissant de gens d’entrer en contact ou de renouer avec la tradition des sucres, ses rassemblements, ses corvées et ses plaisirs printaniers. D’un côté, il est vrai que la tradition s’estompe en apparence dans le secteur de la production commerciale. D’un autre côté, il faut reconnaître que la tradition ressurgit de manière vigoureuse dans l’univers des loisirs et de la vie de famille de plus en plus de gens. Ce n’est peut-être pas une histoire qui évolue dans une seule direction…
En dépit de cet engouement significatif qu’on remarque pour les petites installations, cette idée de voir les grands centres s’étendre et prendre progressivement plus de terrain a fait son
chemin en moi et je me suis mis à penser que nous allions tout de même perdre quelque chose dans cette transition.
Incarner à la fois la tradition et la modernité
La vie nous offre souvent matière à réflexion lorsqu’on ouvre nos antennes. Au printemps dernier, j’ai eu la chance d’accompagner mon fils, qui est réalisateur, dans le tournage d’un film
documentaire brossant le portrait de la passion de Jean-Marie Chabot, patriarche chez CDL. S’offrait donc à moi l’occasion de visiter un véritable centre de bouillage en opération – 80 000 entailles – et ainsi avoir la chance de constater l’ambiance qui régnait dans ce lieu et le type de sirop qui y était produit.
Nous avons réalisé une première rencontre avec Jean-Marie alors que les érables ne coulaient pas encore. Nous avons fait le tour de son parcours, de ses passions et, bien sûr, nous avons discuté de la relation intime qu’il entretient avec la production de sirop d’érable. Il accomplit le rituel des sucres depuis son plus jeune âge grâce à la permission qu’il avait d’entailler après l’école quelques érables sur le chemin du retour à la maison. Sa mère l’autorisait ensuite à cuire le sirop dans la cuisine. Il plongeait bien sûr tout le monde dans les vapeurs d’érable, forçant l’ouverture des fenêtres pour arriver à produire tout le sucrage dont la famille avait besoin pour l’année.
Nous avons quitté Monsieur Chabot en nous promettant de faire un deuxième tournage avec ses trois fils, pendant que son imposant évaporateur Master aux granules serait en fonction. Je suis reparti de là en me disant que j’en aurais bientôt le cœur net puisque je pourrais goûter à ce sirop produit avec des outils technologiques de pointe et une efficacité remarquable.
M. Jean-Marie Chabot et son épouse Mme Marthe Fradette
La chance de visiter un centre de bouillage
Un dimanche, toujours au lit, je reçois un appel de Jean-Marie : « On bouille, les gars s’en viennent, c’est là que ça se passe ! ». Un frisson m’a traversé le corps, comme si, encore enfant, le Père Noël en personne m’avait passé un coup de fil pour que je monte sur-le-champ visiter sa fabrique de jouets ! Mon fils et moi avons donc dévalé les montagnes de Tewkesbury pour prendre la direction de Bellechasse et découvrir en entrant dans le bâtiment de M. Chabot… La même belle ambiance joyeusement excitée qui flotte dans notre cabane où l’on bouille l’eau de 300 érables. Chaque personne était affairée à sa tâche, dans une atmosphère où la grande attention qu’exigeait cette activité se conjuguait avec le plaisir et la bonne humeur.
Bien sûr, tout était démesuré : les contenants de sirop de 1000 litres et le flux continu du précieux liquide sortant à plein tube de l’évaporateur, la chaîne de presses, tout était grand format. Le goût du sirop, pour une des premières coulées de l’année, s’est révélé riche, sans les défauts qui sont propres à certains débuts de saison. « Il y a de la science là-dedans pour arriver à contrer le goût de bois des premières coulées » me lance M. Chabot. Je réalisais alors que l’opposition entre tradition et technologie n’est pas incontournable. L’évolution de nos pratiques acéricoles est une succession de choix. La science peut très bien être au service des saveurs que nous avons toujours recherchées dans l’érable. Et s’il est vrai que l’arrivée des concentrateurs à haut Brix a forcé la réflexion au sujet du développement des saveurs et des techniques de cuisson, il faut aussi admettre que les gens font très souvent du sirop par passion, un ingrédient important qui invite à l’effort et à la qualité, un ingrédient qui est peut-être le lien qui nous permettra de poursuivre dans l’esprit de la tradition.
Un documentaire à voir
Le portrait documentaire de M.Chabot sera présenté en première lors des Portes ouvertes à St-Lazare les 19 et 20 mai 2023. Il sera ensuite disponible sur la chaîne YouTube de CDL pour vous permettre, à votre tour, d’entrer dans son centre de bouillage. Vous y découvrirez son univers porté par la culture entrepreneuriale qu’il a héritée de sa mère et qu’il a développée au sein d’une entreprise d’envergure toujours bien enracinée dans la bouillante passion du sirop d’érable. Bon visionnement!
Les trois fils de M. Jean-Marie au centre de bouillage