Le goût de notre territoire
En tant qu’anthropologue – spécialiste de l’étude de la diversité culturelle – j’ai pu observer des pratiques agricoles et variées dans des pays tels que la Mongolie, le Chili et la Suisse. Mon grand-père ayant été élevé dans un contexte d’autonomie totale, de la production alimentaire à la fabrication des outils et des vêtements (pour lesquels sa famille faisait pousser le lin), j’ai toujours été fasciné par cette capacité de produire soi-même ses aliments et ses biens pour sa subsistance. C’est une aptitude qui se perd dans nos sociétés modernes où tout est rendu disponible dans le commerce sans que l’on ait à comprendre comment les produits sont fabriqués. Après avoir été fasciné par le savoir-faire de gens ailleurs sur la planète, j’ai eu envie de me brancher sur une tradition agricole de chez nous, celle qui nous donne la première récolte de l’année et nous fait oublier la rudesse de nos hivers : l’acériculture.
© Philippe Coste
Comme en anthropologie notre manière de découvrir la culture des autres est de s’y intégrer afin de vivre ce que nous appelons « l’observation participante », j’ai commencé mon exploration de l’univers du sirop d’érable en allant aider un ami à bouillir la sève de ses 2000 érables dans la région d’East Broughton. Le jour où cet ami m’a permis d’emplir de bois sa bouilleuse, j’ai littéralement attrapé la « fièvre des sucres » et j’ai compris dans l’instant que je deviendrais moi-même un sucrier. L’intensité du feu, l’abondance du sirop jaillissant de la valve de l’évaporateur, l’ambiance de la nuit rendue encore plus mystérieuse par les vapeurs d’eau d’érable, tout ça m’a transporté dans un univers surréel où je voyageais étrangement à travers ma propre culture.
Aujourd’hui j’ai une petite érablière dans les montagnes de Tewkesbury où je bouille au bois avec mon père, la famille et les amis. Je ne pourrais plus m’imaginer passer un printemps sans mettre en récolte nos érables, sans bouillir l’eau et sans rassembler les gens dans l’allégresse de la première célébration collective du printemps. La saison qui s’achève n’a pas manqué de me rappeler que l’acériculture commande de se débrouiller dans 50 métiers et qu’elle est une rude corvée : du travail en forêt pour installer la tubulure et la préparation du bois de chauffage aux longues séances de bouillage, ce n’est certainement pas une mince corvée. Mais la fierté de produire moi-même tout le sucrage dont nous aurons besoin durant l’année pour ma parenté et quelques autres familles dans mon cercle social, cela n’a pas de prix.
L’acériculture nous met en relation avec un arbre dont les usages sont multiples : on en tire du bois d’ébénisterie, du bois de chauffage et du sirop. Mais au-delà de ces applications, il a une qualité que peu d’arbres possèdent : la capacité de réunir les humains. Le sapin baumier arrive à le faire dans le nord de l’Europe depuis des siècles et maintenant un peu partout sur la planète alors qu’on l’entoure de cadeaux pour célébrer Noël. Il y a aussi le baobab qui accueille les communautés de plusieurs pays d’Afrique lorsque vient le temps de trouver une issue à un enjeu de la communauté. Ici, dans le nord-est de l’Amérique, il y a l’érable qui nous réunit autour des délices qu’il nous donne, sans distinction d’âge ou de classe sociale. Parce que la sucrerie a ce pouvoir de rassembler autour d’une activité source d’un plaisir qui se partage. Pas de chicane dans nos cabanes!
Plus qu’une pratique agricole, l’acériculture est une expérience culturelle riche, porteuse de traditions et de valeurs qui méritent d’être redécouvertes. Elle possède son vocabulaire, ses rites du printemps et ses héros qui font toujours plus de livres à l’entaille. Issue d’une tradition ancestrale héritée des Premiers Peuples, elle est aussi devenue une science dont on peut apprécier les avancées lorsqu’on visite un centre de bouillage à la fine pointe de la technologie. Faire du sirop d’érable, c’est conjuguer le passé et l’avenir et c’est aussi, fort possiblement, une pratique pouvant nous inspirer des solutions aux défis nouveaux qui sont ceux de notre époque. Mettre en récolte une érablière, n’est-ce pas la plus belle manière de protéger la nature à long terme tout en gagnant sa vie?
Depuis que je suis sucrier, je me rends beaucoup plus fréquemment dans notre boisé. J’y vais au printemps bien sûr, mais aussi l’été pour y planter de nouveaux érables. Je m’y balade à l’automne pour récolter des champignons dont j’ai repéré les sites grâce à des spécimens séchés sur des érables morts repérés pendant les sucres. J’y vais aussi l’hiver pour faire nos aménagements acérico-forestiers et récolter notre bois de sciage et de chauffage. À chaque saison des sucres qui passe, je découvre que la forêt m’éduque et me sensibilise, qu’elle me livre ses secrets tout en me séduisant par sa beauté. Du coup, comme de plus en plus d’acéricultrices et d’acériculteurs, notre érablière me mobilise et me fait réaliser le rôle que je peux jouer afin que ce paradis demeure accessible aux générations à venir. Et à l’image d’une héroïne de Gabrielle Roy, je réalise que l’acériculture a assurément changé mon regard sur la forêt : « Et c’était maintenant, Rose-Anna, qu’elle la voyait enfin, la belle érablière, au soleil! Les yeux fermés, ou les yeux ouverts, c’était la même chose : tout lui était visible, clair. Elle aurait pu dire : “Ce vieil arbre a donné du sirop pendant six ans, celui-là beaucoup moins, et tel autre n’a coulé que quelques jours à chaque printemps”. Mais ce qu’elle n’aurait pas su dire, c’était encore là ce qui l’émouvait le plus : les bois montrant de grandes taches ensoleillées où la neige disparue mettait à nu la terre rouille et les feuilles pourries de l’automne; les troncs humides où les gouttes scintillaient comme des perles du matin […]. » G. Roy, Bonheur d’occasion, 1945, p. 231-232.